Sigmund Freud est mort le 23 septembre 1939, à Londres où
il s'était réfugié avec une partie de sa famille
en juin 1938. Ses cendres y reposent dans un cratère grec. Il avait
quatre vingt deux ans et souffrait depuis dix sept ans d'un cancer du
maxillaire supérieur qui avait nécessité plusieurs
pénibles opérations.
Adolphe Hitler qui avait besoin d'humaniser son image avait consenti à
laisser partir le plus illustre des Juifs vivants, moyennant caution cependant,
sous la pression d'intellectuels du monde entier et surtout l'intervention
de l'ambassadeur des États-Unis William Bullitt, un vieil ami de
Freud. Ses quatre soeurs, âgées à l'époque
de plus de soixante quinze ans, n'ont pas eu cette chance puisqu'elles
sont mortes en déportation en 1942, les unes à Theresienstadt,
les autres à Auschwitz. Les temps avaient changé. Hitler
avait baissé le masque. Le reste de la famille s'était heureusement
déjà mis à l'abri.
J'ai trouvé le présent manuscrit dans le coffre de mon père
après sa mort en 2002. L'écriture en était presque
illisible. Il a fallu plusieurs semaines d'un travail difficile pour arriver
à le déchiffrer et le transcrire. Son contenu était
tellement surprenant que j'ai tout d'abord douté de son authenticité.
Mais les experts auxquels je l'ai soumis, ont été formels.
Il s'agit bien, même altéré par l'âge et la
maladie, de l'écriture de Sigmund Freud dont on possède
de nombreux échantillons et même des originaux dans les Archives
Freud conservées à Londres et à New-york. Les chapitres
sont de longueurs inégales, le plus souvent brefs, comme s'ils
avaient été plutôt déterminés par l'état
du scripteur que par un souci de cohérence. Peut-être pour
les mêmes raisons on n'y trouve pas de construction logique. Il
semblerait que le vieil homme ait laissé vagabonder sa pensée
au grès de ses humeurs.
Restait à savoir comment il était venu là. J'ai dû
pour cela remonter le temps. Mon grand père, le fondateur de notre
maison d'édition, auquel mon père avait succédé
avant moi, avait été proche de la princesse Marie Bonaparte.
La dernière descendante de Napoléon était l'élève
et l'ami fidèle de l'inventeur de la psychanalyse. Immensément
riche et entièrement dévouée à son initiateur,
c'est elle qui avait payé au nazis sa rançon. Elle lui avait
aussi délégué son médecin personnelle docteur
Max Schur pour qu'il atténue ses douleurs. Je pense que ce praticien,
écartelé entre la promesse faite au mourant de détruire
ce texte et sa réticence à supprimer un document de cette
importance, a dû le remettre après plusieurs années
d'hésitation à Marie Bonaparte qui l'a transmis à
mon grand père, après sa mort en 1962. Il était lui
même trop âgé pour prendre le risque d'une publication
qui n'aurait pas manqué de susciter polémiques et controverses.
Cette hypothèse expliquerait l'étrange et brutal changement
de comportement de la princesse à la fin de sa vie. Après
avoir pendant si longtemps poussé jusqu'à la caricature
sa soumission inconditionnelle aux idées et à la personne
de Freud, elle s'est laissé aller à déclarer: «Freud
s'est trompé. Il a commis l'erreur de surestimer sa puissance,
la puissance de la thérapie et aussi celle des événements
de l'enfance.» En lisant ce texte on comprend sa légitime
amertume.
Mon père en a eu forcément connaissance à son tour
mais n'a probablement pas jugé opportun de déclencher un
scandale dans le climat idolâtre d'après 1968 avec son exigence
de retour à Freud, l'initiateur de la libération des moeurs,
le père de l'éducation permissive et de la satisfaction
effrénée du désir. On était alors vite classé
«réac» avec toute l'opprobre attachée à
ce mot. Ce n'était pas bon pour les affaires.
Je n'aurai pas les mêmes craintes et scrupules. A notre époque
de remise en cause des idéologies, on peut légitimement
s'interroger sur la validité de ses théories et surtout
les conséquences de leur mise en oeuvre. Il est donc temps de révéler
ce que le vieux maître a réellement pensé à
la fin de sa vie.
Jean-Pierre FRIEDMAN est docteur en psychologie et psychanalyste. Il enseigne
la psychologie du pouvoir dans de grandes écoles de commerce et
d'ingénieurs, ainsi que dans des universités étrangères.
Consultant auprès de grands groupes industriels, il est également
expert auprès de l'Association pour le management (branche du MEDEF)
et maître de conférences à l'Ecole nationale d'administration
(ENA). En 1990, pour la télévision suisse romande, il a
réalisé un film intitulé «Le pouvoir»,
qui relate une expérience de conquête du pouvoir.
Auteur de : «Du pouvoir et des hommes», la presse nationale
en a fait largement écho, et «Moi, Charles Maurice, Prince
de Talleyrand-Périgord».
|